Alice du fromage

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Billets qui ont 'London, Jack' comme nom propre.

lundi 24 juillet 2017

En compagnie des nuages

Trois heures du matin le 25 juillet. Est-ce avoir écouté vers le soir une tranche de bifteck et la biographie de Jules Verne ou être dans un hôtel confortable, sympatique, infiniment silencieux et avec wifi ou la perspective de bientôt rentrer qui vient de me réveiller ? Nous avons fini notre voyage vers l'ouest, il va falloir plonger vers le sud, fermer la boucle, rentrer, et je n'en ai pas du tout envie.

Longue journée de conduite aujourd'hui.

Nous quittons l'auberge de jeunesse sans autre péripétie, direction Bargfeld, la maison d'Arno Schmidt (c'est la raison pour laquelle nous nous sommes arrêtés à Celle : le plus gros bourg alentour de Bargfeld). A Bargfeld, quelques minutes d'hésitation : le village est petit mais il y a malgré tout deux ou trois rues ou routes bordées de maison en briques rouges foncées. Les photos sur internet n'indiquent pas vraiment d'adresse. Je ne suis pas parvenue à comprendre si la fondation Arno Schmidt était installée dans la maison de l'écrivain ou ailleurs.
Nous trouvons facilement la fondation, au bout de l'une des rues de Bargfeld. Une plaque de cuivre précise que pour visiter il faut prendre rendez-vous et donne un numéro de téléphone, mais je ne me vois pas téléphoner en allemand pour demander à visiter une exposition sur l'Allemand le plus difficile à lire du XXe siècle alors que je n'en maîtrise pas la langue.
Le portillon est ouvert, nous décidons d'entrer, en tongs dans la rosée du jardin net et entretenu. Nous tournons l'angle de la maison. C'est alors que j'aperçois par la porte-fenêtre un homme en train de travailler sur un ordinateur. Nous rebroussons précipitamment chemin.

Nous logeons la clôture. La maison bleue est là, derrière, à travers les pins, le toit rongé de mousse. Elle est petite et haute. Le portail délabré est fermé par un canedas, au fond du jardin se trouve un cabanon gris presque aussi grand que la maison mais sans étage. Il n'y a rien après la propriété, un champ, des vaches (barrière électrifiée : aucune chance d'entrer par là).
Sans doute aurait-il suffit de sonner puisqu'il y avait quelqu'un. Je n'y ai pas vraiment pensé, je n'en ai pas vraiment eu envie. Je voulais voir la maison, les champs, le village, la région, la hauteur du ciel. Schmidt a été très pauvre toute sa vie, une vie bien plus difficile que celle de ce râleur de Thomas Bernhard, et sa maison est discrète, timide, derrière celle pimpante de la fondation. Ici nous sommes très loin du monde même si le village est actif, vivant, net. Comment était-il entre 1950 et 1970 ? Peut-être différent d'allure mais sans doute dans le même esprit.

Nous reprenons la route, Waze annonce huit heures de trajet jusqu'à Amsterdam si nous ne prenons pas l'autoroute. Il fait beau, frais, le paysage est à la fois homogène (bouleaux, champs, maisons de briques rouges) et varié. Nous écoutons la suite des aventures de Jack London. La pluie se met à tomber drue, le reste de la journée sera sous les averses. Kebab à Sulinger. Un instant je songe à pousser jusqu'à Brême mais la pluie m'en dissuade : le cœur n'y est pas.

La journée se poursuit, fatigante à rouler sans interruption. Bruit sec, caillou dans le pare-brise, éclat. Zut. Vaut-il mieux changer le pare-brise avant de rendre la voiture ou rendre la voiture ainsi et laisser le concessionnaire le changer à moindre prix (puisqu'il est concessionnaire) mais cependant nous le facturer au prix fort ? Nous écoutons quelques «pages arrachées à Chantal Thomas » pour m'apercevoir que je déteste ce genre, le genre libertinage XVIIIe siècle, qui me paraît toujours du Gérard de Villiers pour dîners en ville (autrement dit, du cul que les intellectuels peuvent reconnaître qu'ils lisent, alors qu'ils ne reconnaîtront pas lire Gérard de Villiers). Ça m'ennuie et me dégoûte, sans compter que lorsque c'est écrit par une femme, ces histoires de dépucelage par Louis XV (Le testament d'Olympe) me font penser à la collaboration des kapos à la garde de leurs pairs. Bref, au milieu du troisième épisode, nous abandonnons (à l'origine, si j'avais sélectionné ces podcasts, c'est que je connaissais Chantal Thomas par Comment supporter sa liberté).

Nous écoutons ensuite Thierry Frémaux expliquer la sélection du festival de Cannes 2016. C'est un peu difficile à suivre pour nous : nous ne connaissons pas tous les noms et certains titres sont donnés en anglais alors qu'un autre titre a été donné au film lors de sa sortie en France. J'explique à O. que les cinéphiles sont des extrémistes prêts à tuer. Je découvre que Frémaux vit la même expérience (par exemple les réactions de son équipe au visionnage de The Neon Demon : « ridicule » ou « magnifique ») : ainsi donc ce serait toujours ainsi, par nature ? Frémaux ne paraît pas le vivre mal. Mais pourquoi diable un film déclenche-t-il une telle volonté d'être le seul à posséder l'interprétation juste, d'être celui qui voit et comprend exactement ? Quel est ce besoin de voir ses goûts confirmés ? Ou ne s'agit-il pas de goûts mais de vision du monde ?
Je note en passant que Frémaux considère que l'interprétation d'Isabelle Huppert dans Elle possède une force comique. Si c'est le cas, la bande-annonce a vraiment été mal construite.

Nous sommes entrés aux Pays-Bas. Les maisons sont toujours en brique mais les toits ont changé (beaucoup de chaume), les jardins aussi, plus grands, plus nets. Il y a beaucoup de moutons et des vaches. Les bouleaux se sont fait rares. Pendant quelques kilomètres je guide O. à la carte pour tenter de suivre un canal, de passer par du « pitto » (Reeze, Ommen) puis j'abandonne, les routes font la largeur d'une voiture et demie, en cas de croisement il est prévu que l'on morde sur la piste cyclable et même sur l'accottement renforcé par des briques de ciment ajourées, il y a quelques cyclistes malgré la pluie, tout cela paraît dangereux.
Arrêt à Raalte après avoir échoué à trouver un café ou une station essence en bord de route même. Nous sommes épuisés et faisons des erreurs de débutant : un quart d'heure d'errance dans la zone industrielle avant de trouver le centre ville. Il est près de six heures. Café, gâteaux, changement de conducteur. Nous réglons Waze sur "le plus rapide sans autoroute". Je prends le volant après avoir préparé une nouvelle liste de podcasts.

Une tranche de bifteck de Jack London. Quarante minutes de combat de boxe.
N344, 221, 415, 201.
Il pleut par intermittence. Nous décapotons dès que possible. Les nuages sont magnifiques. Depuis longtemps, depuis Melk au moins, le ciel nous présente des paysages de tableaux, une véritable invitation ou initiation à la peinture. Ce soir, à la faveur des orages et du soleil qui tombe lentement devant nous, les nuages d'une consistance épaisse et ferme présentent sur la largeur de l'horizon, vaste aux Pays-Bas, toutes les lumières, du plus sombre au plus lumineux, sans oublier les traits filtés du soleil contre les dernières parcelles de bleu.
Canaux, lacs (salés ou eau douce ?), bateaux, un pair oar, une yolette, enchantement. Nous enchaînons sur une biographie étincelante de Jules Verne en vingt minutes qui fait rire O. aux éclats (arrêt du podcast le temps de reprendre son souffle afin de ne pas perdre un mot du récit).
Si vous ne devez écouter qu'une émission, que cela soit celle-ci.

Arrivée à Amsterdam, hôtel au sud, à deux pas du tramway. Accueil chaleureux sur un mode logique c'est-à-dire informatisé, wifi gratuit (sans mot de passe) et efficace, la civilisation, enfin ! (J'assume de juger un pays, une ville, un hôtel, à sa capacité à utiliser l'informatique et à mettre de l'internet à disposition. C'est pour moi bien plus que de la technologie : c'est un état d'esprit, celui qui consiste à faciliter sa vie et celle de ses contemporains.)
La chambre nous fait rire : douche et WC chacun dans une colonne de verre dépoli dont les portes coulissent en demi-cercle. Tout est blanc, desaïgné à l'excès. Nous descendons profiter de notre cocktail de bienvenue et dînons sur place, le moral remonté au beau fixe.

dimanche 23 juillet 2017

Berlin dans le brouillard

A six heures la tour de la télévision a disparu. Seule la base émerge vaguement du brouillard. A huit heures l'orage gronde au loin et la pluie bat les fenêtres. A dix heures la vue est dégagée et nous quittons l'hôtel avec l'intention d'aller prendre notre petit déjeuner (voire un brunch vu l'heure) au Sony-Center au Kaisersaal repéré la veille.
Las, pour une raison incompréhensible (dimanche ? mais il y a écrit täglich sur la pancarte, täglich, 10 Uhr) ce café est fermé. Une recherche Yelp plus tard (nous sommes le 23, jour impair, à moi de décider ce qu'on fait lorsque nous sommes dans l'indécision) j'ai trouvé le "Panorama", café en haut d'un immeuble qui domine le Sony-Center. Peut-être est-ce lui dont j'ai cherché la trace hier ?

Nous arrivons à onze heures affamés dans un café qui est un café berlinois : que des gâteaux, pas l'omelette dont je rêvais, pas de pain ou de beurre ou de confiture. J'étudie la carte et découvre planquées en dernière page des boulettes au curry et des boulettes berlinoises (j'ai lu je ne sais où que la Currywurst est une invention de 1949, en des temps de disette. A notre grand amusement il existe un musée de la Currywurst à quelques centaines de mètres de la PostdamerPlatz, il faudra y faire un tour un jour).
Nous commandons au garçon narquois deux capuccinos et deux boulettes — puis une Badoit, ce qui lui paraît plus normal — puis une part de forêt noire et de streusel aux cerises (Kirsch-Streusel : une tarte aux cerises recouverte de crumble) que nous mangeons en buvant les cappucinos, ce qui le rassure tout à fait.
Entretemps, les deux serveurs auront eu la gentillesse de laisser s'installer deux pères et trois fillettes entre deux et cinq ans venues ici manger leurs donuts achetés ailleurs (je n'aurais pas parié trois kopecks qu'ils les auraient autorisés à le faire).
Nous finissons notre repas, montons d'un étage et faisons lentement le tour de l'esplanade en commentant l'horizon, essayant d'imaginer la bande du no man's land : le mur côté ouest est matérialisé sur les pavés de la place, mais le mur côté est, où se trouvait-il ? Tel immeuble, quel âge a-t-il ?

Nous repartons, direction Sans souci, avec une première erreur puisque nous partons plutôt vers le sud-est avec un objectif indiqué à quatre kilomètres : est-ce un quartier ? Cette direction est bizarre. Nous précisons à Waze "château Sans souci" : c'est à trente-sept kilomètres au sud-ouest, ce qui est beaucoup plus logique. (Note pour moi-même : c'est de ce moment que date nous aurons bloqué le nord sur Waze, ce qui oblige à se projeter sur la carte en conduisant au lieu de simplement calquer la direction indiquée, mais permet de se situer dans l'espace.)
Les conducteurs berlinois sont d'une impatience qui frise la grossièreté. Malheur à l'hésitant ou au rêveur : klaxon, dépassement par la droite ou la gauche avec moue exaspérée (je m'en fiche, je suis passager en décapotable, je leur fais de grands gestes de clown par-dessus le toit en leur tirant la langue. Non mais, on est dimanche, ils ne sont pas à quatre secondes près (et nous sommes en vacances, et pas eux, ils sont juste jaloux)). Est-ce parce que les feux rouges sont très longs et les feux verts très courts ? Evidemment, il y a au moins trois séries de feux, pour les vélos, les piétons, les voitures, qui vont tout droit ou tournent à gauche ou à droite…

Château de Sans-Souci. Disons-le tout de suite, c'est une merveille. L'accueil est rébarbatif, il y a beaucoup de monde, j'ai été désagréablement impressionnée par la tentative à l'entrée de nous vendre une carte du parc du type de celles que l'on trouve gratuitement partout ailleurs, suffisamment agacée pour ne pas prendre de billet pour visiter l'ensemble des châteaux et bâtiments du parc.
Nous sommes arrivés par l'arrière du château et les colonnades et à notre habitude nous nous sommes spontanément éloignés de la foule, nous enfonçant sous les arbres. Il faisait très bon, les flaques prouvaient que l'orage avait également éclaté ici plus tôt, nous étions à peu près seuls. Nous avons suivi les bâtiments de l'orangerie, attirés par des photos de l'intérieur nous avons pris deux billets. Ici tout le monde était gentil et souriant ; il fallut mettre d'énormes chaussons de feutres à l'entrée de la première pièce (j'appris à O. qu'il fallait glisser style patineur : ainsi non seulement nous n'abîmions pas le parquet, mais nous contribuions à son entretien), à notre arrivée les gardiens se levaient de leurs chaises comme pour nous accueillir et les pièces étaient magnifiques, de grands cubes meublées avec unité. La pièce centrale de l'orangerie est dite "salon Raphaël" et abrite la plus grande collection de copies de Raphaël au monde.

Belvédère : fermé, montée des escaliers interdite. Par les fenêtres nous contemplons des photos montrant l'état désastreux du bâtiment (je pense à Castel del Monte à la fin du XIXe siècle), mais quand ? fin de la guerre, années 1980 ?

Nous repartons vers le nouveau château. Prairies, corneilles mantelées. Château ouvert malgré les travaux mais nous n'avons pas le temps, Charlottenhof, pavillon chinois (et doré), ce parc est immense, retour devant le château, devant les fantastiques terrasses aux figuiers enfermés chacun dans leur serre personnelle.

Pas le temps, pas le temps. Il faudra revenir, Reichstag et Sans-souci, les prochains objectifs berlinois. Postdam, recherche de glaces, achat de sandwiches, départ. L'auberge de jeunesse nous a demandé de donner notre heure d'arrivée, O. est chargé d'écrire en allemand. Pessimiste je conseille "arrivée entre neuf et dix heures", optimiste il écrit "arrivée aux alentours de neuf heures".

Quatre heures de route puisque nous ne prenons pas l'autoroute, les nuages font leur show (j'aurai découvert durant ce voyage que le relief, la végétation et l'habitat ne sont pas les seuls à constituer le paysage, les nuages le font tout aussi bien), campagne, bouleaux, arbres parfois énormes, maisons de briques rouges encastrées entre des colombages formant des carrés d'environ un mètre d'arête. Champs, forêts, prairies, peu de présence humaine ou animale, si cen'est des éoliennes. J'essaie de deviner l'ancienne frontière est-ouest, je ne vois rien, ne sais rien voir. Tout au plus y a-t-il davantage de villages à l'aspect plus citadins, moins campagnards, au fur à mesure que nous avançons vers l'ouest. Nous écoutons la fin des podcasts sur la correspondance de Raymond Chandler (parfois très caustique) et commençons la série consacrée à Jack London. Sentiment de liberté à pleurer de joie à rouler dans le soir entre les bouleaux au son d'une balade irlandaise.

Nous nous sommes arrêtés dix minutes pour manger nos sandwiches et changer de conducteur. Le soir tombe, nous traversons Celle, l'auberge de jeunesse est à l'écart, petite, en bois bleu.
Nous roulons décapotés : pas de doute, c'est bien une odeur de porcherie qui vient d'envahir nos narines. Je me mets à rire, à rire devant cette absurdité qui consiste à passer ses vacances près d'une porcherie ; à rire navrée pour ces gens qui viennent ici pour échapper à leur HLM et se retrouvent à côté d'une porcherie (bien contents de retourner dans leur HLM finalement), O. m'achève en me rappelant l'un des chapitres du livre écrit par le voisin de Thomas Bernhard qui s'opposait à la construction d'une porcherie par l'auteur.
J'aime les odeurs de la ferme, mais la porcherie et le poulailler sont les deux odeurs insupportables.

Nous descendons nos bagages, arrivons dans le hall. Des familles jouent aux cartes ou au mikado, personne ne croise notre regard ni ne nous sourit ni ne nous dit bonsoir ("hallo").
C'est alors que le réceptionniste derrière le comptoir, type paysan bourru entre quarante et soixante ans, commence à nous faire la leçon sur le thème "il est neuf heures vingt, vous aviez dit neuf heures, je devrais être chez moi". Le côté instituteur réprimandant un gosse de huit ans m'insupporte, après tout je suis un client et je paie un service, à la grande gêne d'Olivier la moutarde me monte au nez et je commence à expliquer dans mon sabir "wir können gehen", que s'il n'est pas content nous pouvons partir, « ich bin nicht a kind, a child », je mélange les langues, « es ist an Auto, nicht a Bahn », je ne suis pas sûre que ce soit le mot pour train. Olivier hyper gêné explique que le mail aurait dû préciser qu'il y avait une heure limite, nous l'aurions respectée (ce qui est vrai), j'explique que c'est la première fois que nous avons un problème de ce type, je lâche le nom de Dresdes, il répond que c'est dans un autre Land (intéressant : les règles seraient établies par Land ?). Il s'est radouci, il est devenu à peu près normal, sans que je sache si c'est à cause de la perspective d'avoir attendu pour rien, ou celle de perdre le prix des chambres, ou s'il fait partie de ces personnes qui ne vous respectent que si vous leur résistez.

Il prend les draps, nous montre nos chambres. Quatre lits superposés, mais nous sommes seuls dans la chambre. Il faut faire son ménage avant de partir et c'est plus cher qu'à Dresdes. Conclusion : ne prendre que des auberges de jeunesse sur hihostels. Pas étonnant que celle-ci n'y soit pas référencée.
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